Le tissage vers 1750

A la demande de l'intendant de Bretagne, un mémoire1 est rédigé en 1751 "concernant les fabriques des toiles à voiles qui se fabriquent en Bretagne", au nombre de deux. La plus ancienne et la plus importante est située aux environs de Rennes, où une "pancarte" de 1512 énumère les droits à payer sur ces toiles, connues sous la dénomination de "Canevas" puis de "Noyales".

La seconde, celle de Locronan, "n'est pas à beaucoup près de l'ancienneté de l'Evêché de Rennes" ; selon ce mémoire, elle se serait développée depuis une centaine d'années avec l'établissement de la Marine royale à Brest et celui de la Compagnie des Indes à Port-Louis.

Le rapport fait le point sur la production locale de chanvre et les opérations de préparation du fil, sur les améliorations apportées par les règlements des 13 mars 1742 à Locronan et du 2 décembre 1745 à Rennes, sur les toiles produites, le commerce et les débouchés de chacune des fabriques.

La préparation des fils.

            Les différentes opérations, communes aux deux fabriques, sont détaillées pour la région de Rennes :

Culture et récolte du chanvre.

"Le chanvre est la seule matière qui soit permise dans la fabrication de ces toiles, et qui y soit en effet employée depuis l'exacte exécution du règlement du 4 décembre 1745. Elle est du cru de cette province et produite, pour ainsi dire, dans le canton même de la manufacture et aux environs. Il arrive cependant que quand les récoltes en sont imparfaites, on a recours à l'Anjou qui est limitrophe et où le chanvre est plus communément fin et d'une couleur blanchâtre qui ressemble assés au lin commun.

La terre qui produit le chanvre doit être préparée, légère et bien fumée. Les terrains bas y sont propres, on doit choisir par préférence ceux à portée des rivières ou des ruisseaux, c'est là où il se plait le mieux. Il arrive cependant que dans les années pluvieuses, il réussit mieux dans les terrains élevés ou en pente ; mais il est rare que l'on ait de mauvaises récoltes dans ces années, au lieu que les sécheresses rendent cette matière courte, ligneuse et dure et pas du tout propre aux bonnes fabrications.

C'est ordinairement au mois d'avril qu'on sème la graine qui produit cette matière.

On remarque que pour avoir de bon chanvre ou filasse, il convient de le semer plud épais que clair, il est ordinairement plus doux et plus soyeux. Il est même tel chanvre qui étant semé de cette manière , bien soigné dans la culture et préparé ensuite avec attention peut être pris pour du lin ordinaire au toucher et à la couleur ; mais quand on y fait attention, on ne prend pas le change pour longtemps, parce qu'avec un microscope on y découvre toujours quelque petite chenevote qui est précisément le brin, on le distingue aussi à l'odorat.

La récolte du chanvre se fait en deux tems. C'est au commencement du mois d'aoust qu'on tire le chanvre femelle qui est apellé mâle par d'autres, et le mâle femelle, celui ci qui a été laissé plus longtems en terre pour mûrir les graines ne se tire qu'en septembre, c'est à dire presqu'un mois après ; mais la raison qui détermine à le laisser en terre après l'autre est cause que cette partie de chanvre est dure et par là moins propre au filage, de manière qu'il lui reste une espèce d'élasticité qui le tient ligneux, ce qui n'arrive pas au premier ; d'ailleurs il conserve une couleur roussâtre qu'il a peine à perdre dans le lessivage..

On remarque ces différences dans les toiles, tant au toucher qu'à la vue, c'est ce qui a fait désirer qu'on conserve ce chanvre pour les cordages et l'autre pour la fabrique des toiles ; mais ce sont des choses de spéculation et qu'on ne voit pas de moyen d'effectuer dans des fabriques répandues dans des campagnes.

Roui du chanvre

Le chanvre ainsi tiré de terre est porté au douet à rouir, ou routoir. Cette opération est celle d’où dérive en grande partie la bonté de la matière, étant essentiel pour l'avoir bonne que cette plante soit rouie avec bien du soin et en tems convenable ; mais comme les colons qui la cultivent ne sont pas toujours à portée des rivières ou ruisseaux qui sont  nécessaires pour faire des douets ou routoirs, et que d'ailleurs lorsqu'ils usent à ce défaut des rivières, on saisit et confisque leur chanvre, ils font nécessité de se servir des eaux croupies des fossés qui s'amassent par les pluies ; de là il arrive que pour attendre que ces fossés soient remplis, ils retardent le roui de leur chanvre, quelquefois jusqu'en hyver, ce qui lui fait tort ; d'un autre coté en usant de ces fossés bourbeux, sales et pleins des feuilles des bois des hayes ou arbres, le chanvre se rouit mal, souvent se pourrit et contracte une vilaine couleur qui le disgracie à la vue et l'empêche de blanchir au lessivage quand il a été mis en fil. Le colon jaloux du bon roui, qui en effet lui fait un meilleur parti de son chanvre, contrevient volontiers aux ordonnances qui deffendent d'user des rivières ; aussi plusieurs sont-ils surpris dans ces occasions, on vient même d'être informé que le procureur fiscal de M. le comte de Mesneuf en a fait confisquer ces jours derniers une grande quantité sur la petite rivière de Sèche. Ne pourroit on pas sans blesser les honestes gens qui se trouvent dans ces offices de Seigneurs, se persuader que c'est moins l'esprit de l'ordre que l'envie de s'enrichir aux dépend de ces misérables qui les font agir dans ces circonstances ?

Il semble cependant que les seigneurs qui penetrent les avantages qui doivent résulter pour leurs vassaux du bon roui du chanvre, pourroient pour les faciliter leur faire construire des routoirs à la corvée, puisqu'ils les empêchent d'user des petites rivières, dont la conservation de chétifs poissons ne peut indemniser de la perte du chanvre par les mauvais rouis. C'étoit pour y remédier que, sur des représentations faites à M. le garde des sceaux en 1749 il ordonna de pourvoir à l'établissement des routoirs ou douets à rouir le chanvre dans les lieux de culture où il ne s'en trouve pas, mais la crainte de faire crier les Seigneurs par raport au terrain nécessaire, et les vassaux qui eussent été obligés de travailler à ces routoirs par corvées, a empêché l'exécution de ses ordres. 

L'un des principaux Seigneurs étoit cependant disposé à donner toutes les facilités convenables pour y parvenir dans le chef lieu de fabrique et les environs. Il est à la vérité si amateur de bien public qu'il souffre qu'on fasse des rouis dans deux petites rivières qui sont dans son domaine ; il eut aussi la complaisance dans le tems, c'est-à-dire avant ces représentations, d'indiquer au S. de Coisy les endroits susceptibles de ces établissements de routoirs.

 

Broyage du chanvre

Après que le chanvre a été séché à la sortie du routoir ou douet, il est broyé ou tillé : quoique la broye occasionne plus de chanvre court et d'étoupe que l'autre façon, cette méthode est cependant préférée attendu que le chanvre broyé est toujours plus doux et plus afiné que le tillé.

Accomodage du chanvre

On passe ensuite au pilage du chanvre que l'on met à cet effet dans d'espèces de mortiers de bois où il est battu avec de gros maillets, pour le disposer au serrant et le rendre plus doux. Trois hommes sont employés à cette opération et battent pendant trois heures environ vingt livres de chanvre.

Ces serans ou peignes sont composés de neuf à dix rangées de dents de fer qui ont quatre à cinq pouces de longueur et trois à quatre lignes de grosseur par le bas, dix pouces de long sur la face et environ cinq de profondeur. C'est avec ces peignes qu'on prépare le chanvre et qu'on l'affine et le peigneur forme les poupées pour le filage.

Mais les peigneurs pour accélérer cette opération ne se servent que d'un seul peigne, au lieu qu'il conviendroit pour une meilleure préparation qu'ils se servissent d'un peigne plus gros pour peigner le chanvre à la sortie des mortiers, ce qui grossiroit cette matière et la disposeroit à l'affinage. Il se casseroit moins, si on en usoit ainsi, et il y auroit moins de déchet et d'étoupe. Inutilement a-t-on voulu faire goutter cette méthode, ces peigneurs répondent que leur travail seroit doublé par là et qu'ils ne vendroient pas davantage les poupées qu'ils forment de ces chanvres.

Achat des poupées et des fils

"Les poupées ainsi formées par les peigneurs sont exposées en vente dans les marchés et foires et vendues aux fileuses qui vendent ensuite les fils dans ces mesmes foires et marchés à des marchands qui font particulièrement ce commerce, ou aux fabriquans qui en font faire les toiles.

Les fils qui se vendent dans ces marchés sont blanchis pour la plupart, soit par la fileuse mesme, soit par le marchand qui les amasse pour les revendre aux fabricateurs, ceux-ci ne se meslant pour l'ordinaire que des fils de trame pour les toiles supérieures qui doivent être filés plus gros et moins tords que les autres. On entend par toiles supérieures les six fils en trente ou trente six portées, et les quatre fils en trente."

 

A Locronan, la différence vient de la pureté des eaux utilisées pour le rouissage :

 "Le chanvre qui entre dans la fabrique de ces toiles est du cru du canton mesme, les mesmes opérations ont lieu pour l'accommodage, comme pour la fabrique de Rennes ; cependant cette fabrique a une facilité plus générale pour le bon roui des chanvres que celle de Rennes à cause de l'abondance des ruisseaux et sources qui sont dans ces cantons, et de ce que les colons ne sont pas inquiétés lorsqu'ils en usent ; ce qui d'un coté influe infiniment dans la bonté de la filasse et de l'autre lui laisse assés généralement une meilleure couleur qui avantage la toile à l'inspection."

Le tissage

Les toiles seront ensuite fabriquées par des tisserands regroupés dans une petite ville et les paroisses rurales environnantes : Chateaugiron pour la région de Rennes, Locronan pour celle de Quimper.

Le fabriquant achète souvent ses chaînes "toutes ourdies", mais certains possèdent un  ourdissoir, comme Guillaume Morvan, qui déclare dans l'inventaire après décès2 de sa femme Françoise Bernard en 1749, "un ourdissouer à tisserant" évalué trois livres et "deux mettyers à tisserants avec leurs apareaux" évalués 30 livres ; il peut vendre ses toiles directement sur les marchés, ou les céder à un négociant qui va fournir les plus gros acheteurs. Mais les règlements stipulent qu'elles doivent d'abord passer "à la visite", dans un des deux bureaux de Rennes ou Locronan, où elles seront marquées d'un "coin" attestant la bonne qualité de la marchandise.

Ces règlements ont été édictés pour lutter contre différentes imperfections des toiles et auraient permis de grandes améliorations. On lit par exemple pour Locronan  :

"En effet, si on peut s'en rapporter aux états des toiles visitées depuis 1742 qui est l'époque du premier règlement qui ait paru pour cette fabrique, on trouvera qu'elles ont insensiblement augmentées dans les visites, mais principalement depuis 1747 par le changement qui a été fait du comis à la marque.

L'ordre a été aussi beaucoup mieux observé dans le bureau depuis ce dernier tems, on y a vu une réforme sensible des vices et que depuis l'établissement d'un inspecteur particulier chargé de ce département, cette manufacture se perfectionne à vue d'œil.

Le nombre des fils prescrit est mis dans les chaines, les fils de trames sont blanchis, les pièces mieux frapées au tissage, et enfin la longueur juste de l'aulne pratiquée dans les pièces lors du pliage, le lin supprimé dans les trames, les chaines qui se vendent toutes ourdies à mil fils pour cette fabrique sont aussi de la longueur et dans le nombre de fils ordonné par l'article 15.

Ce qui a donné lieu en même tems à cette amélioration, sous les ordres sévères du Ministre, pour poursuivre les auteurs de fausses marques qu'on s'étoit imaginé de faire supléer à la vraye et dont la punition a fait sentir au général que le Roy voulait être obéi. Ce sont de ces moyens frapans qui tiennent le fabricateur comme l'acheteur au qui vive et qui font manoeuvrer ceux commis à l'exécution des règlements avec plus de fermeté et remédier aux abus qu'il faut réformer nécessairement pour le maintient d'un commerce."

Mais ils avaient aussi des inconvénient dénoncés par les tisserands. En particulier, la nécessité de la visite dans un bureau  qui pouvait être distant de plusieurs lieues était très mal supportée, car elle faisait perdre une journée de travail. C'était le cas pour les ouvriers de la région de Pont-Croix, qui demanderont vainement la création d'un bureau de contrôle dans cette ville.

Débouché des toiles

            Le mémoire se termine par l'exposé des débouchés et insiste sur la nécessité de la concurrence :

"L'une (Rennes) fournit les ports de Haute Bretagne, le Comté Nantois, la Normandie, La Rochelle, Bordeaux et l'autre débouche dans toute la Basse Bretagne, et fournit avec celle de Rennes la Compagnie des Indes et quelques parties aux ports de Brest et de Rochefort et le surplus de l'une et l'autre va à l'Etranger. Loc Renan fournit beaucoup aussi en Espagne et en Portugal ; mais on verra par l'état qui sera à la suite de ce mémoire que la fabrique de Rennes vaut trois fois celle de Loc Renan. Cela n'empêche pas que ces deux branches de mesme fabrique étant bien conduites et veillées, ne fasse par la suite un objet de considération pour cette Province et qu'on en voye une augmentation.

Il est a remarquer que le commerce des toiles de Loc Renan se trouve, pour ainsi dire dans  une seule main, et par conséquent le profit. Les ouvriers de cette fabrique, principalement ceux de la ville formant entr'eux un troupeaux d'esclaves qui ne travaillent que pour enrichir un fournisseur, soit de la Compagnie des Indes, soit du Roy, qui se rend maitre de la fabrique, de manière que le profit du fabricateur est si mince qu'il ne lui est pas possible d'augmenter le nombre de ses métiers ; car sur les cent cinquante qui y sont actuellement, il y a 130 fabriquans qu'on peut dire être presque tous des misérables qui ne travaille que pour le pain quand il n'y a pas de demande de ces toiles, ou que l'acheteur qui est presque toujours unique ne veut pas y mettre le prix.

On voit par là combien la concurrence est nécessaire dans les achats, elle contribue non seulement à mettre la marchandise dans une valeur courante qui est ordinairement déterminée par celle de la matière et par la demande ; mais encore à empêcher que le profit ne reste à un seul, et refoule en même tems dans le fabricateur, dans la fileuse et dans le colon mesme qui sème et prépare le chanvre."

 Notes

1 Arch. Dép. d'Ille et Vilaine., C 3929, de CROISY, "Mémoire concernant les fabriques des toiles à voiles qui se fabriquent en Bretagne", 1751.
2 Arch. Dép. Finistère, 4 E 36 13, Inventaire à Locronan après le décès de Françoise Bernard, épouse de Guillaume, 1749.