La mort des Tisserands

En 1750, les comptes du bureau indiquent que 9 636 pièces sont agréées. La production1,2,3 va ensuite décroître régulièrement : 8 000 pièces en 1760, 6 329 en 1770, 6 464 en 1780, 3 294 en 1785, 3648 en 1789, mais 4 821 en 1790. L'une des causes principales en est la chute des commandes de la Compagnie des Indes : après être montées jusqu'à 200 000 aunes, elles ne sont plus que 50 000 en 1754. Le commis au contrôle Le Duff de Mesonan en attribue la responsabilité au mauvais travail des tisserands. Il parle "d'une cabale de plusieurs fabriquants contre les confiscations et les coupes de toile qui se font dans mon bureau, lesquels sont dans le cas guidés par l'esprit de mutinerie qui les a tous gagnés". Les artisans répliquent par une supplique au Roy en 17714, où ils dénoncent leur situation dramatique : "Disant, que de plus de trois cens tisserands, qui ont toujours été à Lokornan, avant votre arrêt du 13 mars 1742, il n'en reste que 24 presque tous ruinés. Des saisies innombrables ont causés la ruine entière de trois pères de famille..". Ils accusent le commis à la marque d'avoir exécuté plus de 3 000 saisies sans respecter les termes du règlement et sans procès-verbal, et d'agir uniquement au profit des deux seuls acheteurs de Lorient et de Brest.

Le Duff de Mesonan va finalement demander le transfert5 à Quimper du bureau de contrôle des toiles de Locronan,non sans une vive protestation de tous les habitants, ouvriers et négociants, bourgeois, clergé. Plusieurs mémoires6 sont rédigés par le corps politique de la ville pour contredire les arguments du commis au contrôle ; ils soulignent l'impossibilité pour les tisserands d'aller faire marquer leurs toiles à Quimper, éloigné de plus de trois lieues, à pied et pièces toilières sur l'épaule pour le plus grand nombre, qui ne possède pas de cheval. En vain. Le bureau de Locronan est fermé le 2 mai 1781 sous la protection de la maréchaussée. 

Les tisserands avaient prévu la ruine de la manufacture : le nombre de pièces marquées va effectivement chuter de 6 464 en 1780, à 3 259 en 1785. Le transfert est un échec et on décide de réinstaller le bureau à Locronan en 1787. Il sera supprimé définitivement sous la Révolution, le 27 septembre 17917.

Coin de visite de Quimper an 1785

Coin de visite de Quimper an 1785

Un article de l'Encyclopédie Méthodique est consacré à la manufacture de Locronan en ces années 1780, mais avec des données non actualisées

Un article de l'Encyclopédie Méthodique est consacré à la manufacture de Locronan en ces années 1780, mais avec des données non actualisées

Un article de l'Encyclopédie Méthodique8 (édition 1784) dresse un état des productions de la manufacture de Locronan à cette époque, mais de quand datent les données utilisées ?

Le début de la Révolution avait vu une légère reprise de la production toilière. Les tisserands de Locronan pouvaient donc s'attendre à un nouvel accroissement après la suppression de ce bureau de contrôle en 1791. Ils allaient malheureusement être déçus, et voir leur industrie décliner, pour plusieurs raisons.

La première cause sera la pénurie des petites monnaies métalliques courantes utilisées pour le commerce local. Les tisserands manifestent leur inquiétude dans une pétition du conseil général de la commune du 12 août 17929. Ils avaient l'habitude d'acheter leurs fils sur les marchés, souvent sous forme de chaînes. Leurs achats étaient financés par la vente des dernières toiles tissées. Tout ce qui entravait ce commerce constituait donc un obstacle à leur métier. C'est ce que dénonce la pétition : "Le conseil considérant qu'il se fait à Locronan un commerce de toiles que l'on peut abuter au moins à 5000 livres par semaine, que les fils pour la fabrique de ces toiles s'achètent au détail dans les foires et marchés des environs, considérant que pour faire ces achats, les fabriquants sont forcés d'avoir ou de la monnoye ou des billets de confiance etc. ". Les billets de confiance étaient une monnaie papier que pouvaient émettre les communes, pour palier à l'absence de monnaie métallique et maintenir le commerce local. Ce sera le cas à Locronan (voir onglet finances). Mais ils subiront rapidement une forte dévaluation, au grand désarroi de ceux qui en possédaient.

A ces difficultés, il faut ajouter celles provoquées par les très nombreuses réquisitions, consécutives aux lois de Juillet et septembre 1793 contre l'accaparement des denrées de première nécessité obligeaient d'en faire l'inventaire et fixaient des prix maxima10. Et ce qui explique les propos de Mancel, commissaire du directoire exécutif11 : "La petite ville de Locronan est pleine de pauvres tisserands qui ont été ruinés par la manufacture de toiles à voiles que la Marine y avait placée. N'ayant été payés qu'en assignats, dans un moment où ils ne valaient plus rien, et ayant été lors de l'établissement de cette manufacture, dépouillés de force et arbitrairement de toutes les toiles et de tous les fils qui étoient à leur disposition, à un prix très modique et encore en assignats".

Ainsi, à Pont-Croix, selon un arrêté du directoire exécutif de du 5 messidor an II (24 juin 1794), "tous les fils de chanvre disponible sont mis en réquisition pour la manufacture nationale de toiles à voiles établie à Locronan". A Saint-Nic on note deux réquisitions de chanvre, celles des 18 brumaire an II (600 livres de fil de chanvre), et 7 floréal an III (144 livres de chanvre payées 160 livres).

A Locronan, Jean Grandmoul et son épouse seront poursuivis en mars 1794 « pour avoir rescellé des pièces de toiles à l’effet de les dérober à la circulation en contravention à la loi du 26 Juillet 1793 l’an 2 de la République contre les accapareurs ».(voir onglet justice).
Il va en résulter une forte baisse du nombre d'individus soumis à la patente, qui passe de 89 en l'an V à 46 en l'an VII où six tisserands seulement sont imposés.

Nous pouvons donc parler de la ruine de la manufacture de toiles, à voiles de Locronan en cette fin de XVIIIème siècle, comme le constate un rapport moral du premier messidor an VII (19 juin 1799)12 : " Le seul commerce de ce canton si ce n'est celui de bled est celui des toiles à voiles. Dans ce moment il est mauvais attendu que personne n'en achète, pas même au port de Brest".

Quelques années plus tard, l'annuaire du Finistère pour l'an XII (1804), nous semble bien optimiste dans son rapport sur le potentiel de la région de Locronan, lorsqu'il écrit que le chanvre est cultivé sur place et que ses quatre cents ouvriers pourraient produire 800 000 aunes de toiles13.

Mais le déclin va se poursuivre, malgré la désignation en 1814, par "47 tisserands et 8 fabricants", de trois d'entre eux comme "procureurs spéciaux" chargés de conclure des marchés dans les ports de Brest et de Lorient14. On recense15 76 tisserands en 1836, 74 en 1841, 62 en 1846 et seulement 25 en 1861. La révolution industrielle du XIX ème siècle aura scellé définitivement le sort de la manufacture rurale de Locronan. Certains artisans vont encore travailler quelques années pour la consommation locale, souvent par tradition familiale. Il reste quatre tisserands sur les registres du recensement de 1911, mais plus aucun en 1921.
En février 1903, un article de G.Montignac intitulé "Le dernier tisserand de Lok-Ronan", parait dans la revue "Le Monde Moderne" 16 :

  https://archive.org/details/lemondemoderne17pari/page/164

Ce dernier tisserand, nommé Piclet, habitait une maison située rue Moal, près de la chapelle Notre-Dame de Bonne Nouvelle. Selon les registres de recensement de l'époque, il s'agit de Corentin Piclet (1829-1920), époux de Jeanne Chapalain et fils de Marie Jeanne Jugeau. Il descend d'une longue lignée de tisserands issue d'Olivier Piclet (tixier) et Marie le Goff, qui ont eu de nombreux enfants à Locronan au XVIIème siècle. Leur arrière-petit-fils Louis Piclet, sénéchal de Locronan, sera élu membre de l'assemblée départementale sous la Révolution. Malheureusement pour lui, puisque c'est à ce titre qu'il périra sur l'échafaud le 3 prairial an 2.
L'étude du cadastre de 1847 (folio 119) indique que sa mère résidait dans la maison n°231 située près du calvaire. Il y fabriquait des toiles "utilitaires", qui servaient à faire des draps, sacs, robes ou chemises, mais sans doute plus les voiles qui avaient fait autrefois la fortune de Locronan. Cette production va s'éteindre avec lui en 1920.

Corentin Piclet, tisserand, 1903

Un peu plus plus tard, le tourisme va susciter une renaissance de "Tissages Artistiques" : "Atelier Saint-Ronan" en 1936, "Tissages de la Compagnie des Indes" en 1947, "Atelier du Menez" dans les années 1970, tous fermés aujourd'hui. Il reste actuellement deux ateliers : celui d'Hervé le Bihan, qui maintient la tradition depuis 2002, et celui de l'Awen, créé en 2012.

Notes

1 Arch. Dép. d'Ille et Vilaine, C 9329, C 1547, C 1532, Production de toiles à voiles de la manufacture de Locronan pour les années 1746-1750, 1752-1753 et 1764-1766, 1754-1756.
2 BERNARD Daniel, , "Notes sur les fabriques de toiles de Locronan au XVIIIème siècle, Bulletin  Soc. Arch. du Finistère, 1918, pp116-130.
3 Arch.Dép.Finistère,10 L 229, Production de toiles à voiles de la manufacture de Locronan en 1789 et1790.
4 Arch. Dép. Loire-Atlantique, C 660,  « Supplique des Tisserands de Lokornan en Basse-Bretagne », 1771.
5 SERRET, A., "Transfert du bureau des toiles de Locronan à Quimper (1781)", Bulletin  Soc. Arch. du Finistère, 1895, pp390-398.
6 Arch. Dép. d'Ille et Vilaine, C 1536, "Mémoires des habitants de Locronan, pour protester contre le transfert du bureau de visite des toiles à Quimper", 1781.
7 Arch. Dép. Finistère, 10 L 228, Lettre du Ministre de l'intérieur aux inspecteurs des manufactures de toiles, 1791.
8 Encyclopédie Méthodique, Manufactures et Arts, Toile : Fabriques de l'Evêché de Quimper , Paris, Panckoucke, 1784, T2, p288-9.
9 Arch. Dép. Finistère, 10 L 229, Pétition du conseil général de la municipalité de Locronan sur la circulation de la monnaie, 12 août 1792.
10 Archives Parlementaires de 1787 à 1860, Décret sur la fixation du maximum des prix des denrées et marchandises de première nécessité, Paris, 1909, T75, p321-3.
11 Arch. Dép. Finistère, 19 L 6, Lettre de Mancel, commissaire du directoire exécutif près le canton de Locronan, aux citoyens administrateurs du département du Finistère, 5 germinal V.
12 Arch. Dép. Finistère, 10 L 120, Compte général sur la situation morale et politique du canton de Locronan, Messidor an VII.
13 Bibliothèque municipale de Quimper, Z-79-7-62, "Annuaire statistique du département du Finistère de l'an XII, 1804.
14 Arch. Dép. Finistère, 4 E 68 14, "Procuration par René Moreau et autres fabricants de toiles à voiles aux sieurs Yves le Guillou et dame Guéguénou Bernard", 1814.
15 Arch. Dép. Finistère, 6 M 435, "Registres du recensement de Locronan"
16 G.MONTIGNAC, "Le dernier tisserand de Lok-Ronan", Le Monde Moderne, Février 1903, pp 165-169.