Anne Boger

Les documents sur la fabrique de toiles à voiles sont rares avant la fin du XVIIème siècle1,2 ; les registres portuaires, comme les "Port Books" anglais, indiquent que son commerce a été florissant aux XVIème et XVIIème siècles. Locronan exporte ses produits, conditionnés en pièces de 30 aunes sur 0,75 (1 aune = 1,19 mètre) , par les ports de Pouldavid, Kérity-Penmarch ou Morlaix, vers l'Angleterre, la Hollande et l'Espagne. Les registres portuaires d'Arnemuiden près d'Anvers mentionnent plusieurs arrivées de "Boldavid" à partir de 1526 ; en 1539 l'Angleterre demande à la France d'acheter 2 à 3 000 pièces de "Poldavies" ; en Espagne il faut 1 000 pièces pour la construction de 12 galions et 4 galeasses près de San Sébastien : la "Grande Armada" de 1588 aurait-elle été gréée de voiles de Locronan ? Tous ces nombres prouvent l'importance de la fabrique locronanaise.

A la fin du XVIIème siècle les guerres de Louis XIV vont entrainer une chute de la production. Les exportations connues vers les ports anglais passent de 2 038 pièces en 1685-86 à 259 en 1713-14. Une enquête3, faite en 1714 à la demande de l'intendant de Bretagne, indique que "le commerce du bourg de Locornan se faisait autrefois sous forme de toiles d'Olone ou toiles de voiles pour les batiments. Mais il est tombé depuis 9 à 10 ans que la Marine est négligée, de manière qu'il ne s'en tire pas à présent pour plus de 6 000 livres, ce qui diminue depuis les banqueroutes des marchands.".

C'est la relance de la Compagnie des Indes vers 1720 qui va réactiver le tissage, sous l'impulsion d'Anne Boger, une dynamique chef d'entreprise féminine qui, en quelques années, va porter la production à 300 000 livres.

Anne Boger est née le 6 Juillet 1671 à Locronan4, petite ville prospère, siège de plusieurs justices seigneuriales, où la manufacture de toiles à voiles fournit non seulement la Marine Royale de France, mais aussi celles de plusieurs pays dont l'Angleterre et l'Espagne.

Ses parents, Guillaume Boger (ou Bocher) et Marie Marzin auront 13 enfants dont six (un garçon et cinq filles) vécurent jusqu'à leur mariage. Le père, à la fois marchand boucher, c'est-à-dire de bétail, et débitant de vin, fait partie de la bourgeoisie locale et a donné une éducation soignée à ses enfants, qui signent tous de façon très élégante. Les conjoints des six enfants mariés seront tous fils ou fille de marchands ou d'hommes de loi. Anne épouse le 6 août 1696, à 25 ans, François Margaritte Pommier, maître, avocat et procureur fiscal de l'ancienne baronnie de Pont-L'Abbé. Il lui donne cinq enfants dont deux seulement survivront : Jean-François et Corentin-Louis. La famille se partage entre la région de Pont-L'Abbé, où le mari a sans doute conservé ses fonctions juridiques, et Locronan, où il est aussi marchand de toiles.

Hôtel de la Compagnie des Indes

Hôtel de la Compagnie des Indes

Après le décès de son époux vers 1706, Anne Boger reprend son commerce de toiles, ainsi que celui de ses parents. Elle choisit de rester veuve et signe désormais "la Pommier". C'est après 1720 et le renouveau de la Compagnie des Indes à Port-Louis près de Lorient que son entreprise va se développer. En 1720, elle payait5 quatre livres de capitation comme la plupart des autres bourgeois de la ville. Sa contribution va bondir à 37 livres en 1742, alors que celle du deuxième "capité" ne s'élève qu'à dix livres. Ses nombreux achats immobiliers à Locronan, ainsi que les prêts qu'elle accorde sous forme d'obligations ou de constituts, sont autant de preuves de la bonne marche de ses affaires. A sa fonction de chef d'entreprise, elle ajoute celle de banquière.

Après 1720, tout en restant l'unique propriétaire de son affaire, elle se fait aider par son fils Jean-François qui reçoit, en 1730, une importante donation de l'ordre de 10 000 livres6, et la promesse de recevoir au décès de sa mère "tous ses meubles, même ses chevaux, brebis et mouches à miel, avec sa manufacture et tous ses fils", en remerciement des très grands services rendus "pour son commerce de toile pour le service du Roy et de la Compagnie des Indes". Mais alors qu'elle est veuve depuis 30 ans, Anne Boger perd ses deux fils encore célibataires : Jean-François disparaît le 4 février 1736, et son frère Corentin-Louis le 8 mars 1740. Faute d'héritier direct, elle choisit Pierre Chardon, l'époux de sa nièce Marie-Anne Penhoat, pour l'assister dans la direction de son entreprise.

Ses achats immobiliers sont peu nombreux dans les années 1740, preuve du déclin probable de sa manufacture. Le règlement de 1742, permettant le contrôle de la qualité des toiles, sera considéré par les artisans tisserands comme un outil permettant à Anne Boger de maintenir des prix les plus bas possibles.

La réussite économique et sociale d'Anne Boger est aussi illustrée par la fondation7,8 d'une valeur de 3 400 livres qu'elle fait en 1740 au bénéfice de l'église Saint-Ronan, pour le repos de son âme et de celles de ses ancêtres. Quand elle décède dix ans plus tard le 14 juillet 1752, elle laisse une fortune9, considérable pour l'époque, d'une centaine de milliers de livres, et transmet son entreprise à Pierre Chardon. La production de la manufacture, de 6 000 livres en 1714, est passée à 300 000 en 1752. Malgré sa très belle réussite, surtout pour une femme, elle est aujourd'hui effacée de la mémoire locale, et la très belle demeure du bas de la place où elle résidait est aujourd'hui connue comme "Hôtel de la Compagnie des Indes" et non comme "Hôtel Boger".

La vie d'Anne Boger a été étudiée plus en détail dans l'une des publications des "Mémoires de Locronan"10 ; elle est citée dans le dictionnaire de la SIEFAR.11

Notes

1 TANGUY Jean, "Locronan et sa région du XVIème au XIIIème siècle", in Dilasser, Locronan et sa région, Paris, 1979, Chap8, pp. 224-320.
2 Tanneau Yves, Locronan du temps où ses métiers tissaient les voiles des rudes coureurs des mers, Cahiers de L’Iroise, 1969, p129.
3 Arch.Dép.Loire-Atlantique, C 697, Observations sur le commerce qui se fait dans l’étendue de l’Evesché de Quimper, 1715.
4 Arch. Municipales de Locronan, Registres de Baptêmes, Mariages, Sépultures.
5 Arch.Dép.Loire-Atlantique, 2 MI 43 R2, B 3548, Registres de Capitation de Locronan.
6 Arch.Dép.Finistère, Contrôles des actes, 25 C 3, rubrique du 25 avril 1731.
7 Arch. Dép. Finistère, 4 E 33 4, Extrait du registre de délibérations du général de la ville de Locronan, 1740.
8 Arch. Dép. Finistère, 4 E 33 4, Contrat de fondation d'Anne Boger au profit de la paroisse Saint-Ronan, 1740.
9 Arch.Dep.Finistère, 25 C 2 18, Registres du centième denier pour les mutations immobilières.
10 CHATALIC André, "Anne Boger, Demoiselle Pommier, Négociante en toiles à voiles pour la Compagnie des Indes à Locronan", Mémoires de Locronan, Cloitre Imprimeur, 2012.
11 Société Internationale pour l’Etude des Femmes de l’Ancien Régime, Dictionnaire des Femmes de l'Ancienne France.