La troménie de 1737

Au début du 18e siècle Saint Ronan jouit d'une très grande popularité en Bretagne. On sait qu'il peut faire des miracles, comme le montrent les attestations de 1689 ; on vénère ses reliques auxquelles on prête probablement le pouvoir de guérir toutes sortes de maux et peut-être surtout le jour de la "Droveny", le grand tour par la montagne, qui n'a lieu que tous les six ans. C'est pourquoi ce pardon sexennal attire une foule considérable pour l'époque, jusqu'à 15 000 personnes nous dit-on, venues de tous les coins de la province. Ce nombre nous parait un peu exagéré, quand on pense aux difficultés de déplacement de l'époque et aux problèmes d'hébergement que devaient poser la présence d'une telle affluence à Locronan. Le jour de la procession cela nécessitait en tout cas la protection des bannières, croix et surtout des reliques que les pèlerins voulaient approcher au plus près.

Le recteur constituait pour cela sa "police privée", qu'il appelait ses gars : c'était 30 à 40 jeunes garçons, tous habillés de blanc, et armés de solides bâtons ferrés (penn-baz) qu'ils faisaient mouliner très adroitement pour repousser les pèlerins trop pressants. Mais le recteur Philippe Perrault, sans doute parce qu'il n'approuvait pas les méthodes brutales de ses gars (dont certains étaient épris de vin) dans une cérémonie religieuse, fit appel à la maréchaussée de Châteaulin pour assurer l'ordre dans la Troménie du 14 juillet 17371.

Le brigadier Bernard Dugas, accompagnée de quatre cavaliers, se rend donc à Locronan dans la matinée du dimanche 14 Juillet et le rédige le soir même son procès-verbal. Aussitôt arrivé, il se présente au presbytère du recteur Perrault où étaient assemblé quantité de prêtres et de recteurs. Perrault demande à Dugas de placer deux de ses cavaliers avant les reliques et assez près des bannières et de leur porteurs, entre lesquels se produisent généralement des disputes « plus propres à exciter du scandale qu'à maintenir la piété et la dévotion convenables », afin d'éviter « le tumulte et le désordre qui s'étaient rencontré dans les autres troménies passées ». Dugas et ses deux autres cavaliers resteront derrière les reliques de Saint Ronan et immédiatement derrière les prêtres pour les protéger et éviter qu'elles soient renversées, compte tenu de la grande affluence. Avant le départ de la procession, ils se mettent, selon les vœux du recteur, "vis-à-vis du portail de la grande église, en habit d'ordonnance... pour qu'on ne puisse ignorer qui ils étaient.". Effectivement les locronanais ne l'ignorèrent pas puisque « par une mutinerie et un esprit de révolte trop ordinaire aux tumultueux habitants de Locronan, ainsi que l'apprennent les temps passés et milles tristes aventures, ils s'opposèrent en séditieux » à la présence des cavaliers dans la procession, et firent rentrer dans l'église les bannières qui en étaient déjà sorties.

La croix blanche

Le recteur, faisant valoir sa connaissance « de l'esprit séditieux de son troupeau, capable de tout entreprendre et d'entrainer à leur suite le reste de la populace aussy enclin à la révolte, à la sédition », et qu'il « y avait péril de la vie » pour lui et ses cavaliers persuada Dugas de se retirer avec sa troupe, qui se réfugia finalement  chez la demoiselle La Mare, hôtesse, qui tenait la plus importante auberge de Locronan à l'enseigne « La Croix Blanche », au bas et à l'ouest de la grande place, là où pend actuellement l'enseigne du « Loup Garou Gourmand ».

C'est au retour des cavaliers vers Châteaulin que se produit le second affrontement quand ils croisent la procession à Kroas Ruz, aux environs du Leustec.  Dugas raconte que bien qu'étant passés en tenant « assidument chapeaux pour honorer les reliques qui avaient été remises dans une espèce de reposoir », la populace « fondit sur nous à grand coups de pierres, et nous poursuivit de cette cruelle façon jusques à plus d'une demie lieue au delà du reposoir des reliques, dans le chemin qui conduit de Locronan à Châteaulin, criant unanimement comme des forcenés pour mieux s'encourager dans leur langage breton : Dao! dao! ». D'autres témoins diront que les soldats les avaient provoqués par des coups de feu et que Dugas avait irrité les pèlerins en réclamant avec vivacité le salaire de sa journée au recteur.

Ni l'enquête du 14 août menée par Gatien Jouenne, écuyer, supérieur de Dugas, avec audition de 9 témoins, ni les éclaircissements ultérieurs apportés par le Subdélégué Armand le Bigot ne parvinrent à établir la responsabilité des incidents. Dugas maintenait sa version, mais Me Jean Bernard Bouriquen, qui demeurait dans la maison qui abrite aujourd'hui la crêperie Ty-Coz, dira que ce sont les cavaliers de la maréchaussée qui auraient menacé les porteurs de croix et de bannières.

Ces évènements nous fournissent des détails importants sur la procession, ses participants, les porteurs de bannière, les reliques :

     1) Anatole le Braz2,3 écrira en 1894, en relatant ces incidents que "jadis c'est à coup de poings et de penn-baz qu'on se disputait l'honneur de porter les grandes bannières...Heureuse la paroisse dont les champions triomphaient... il y eu des poitrines enfoncées, des cranes fendus...". Il ajoute qu'aujourd'hui " l'honneur de porter les bannières est toujours un objet de brigue, seulement il se paie, s'octroi à l'enchère au plus offrant...".

    2) Le Bigot nous donne quelques détails intéressant sur la halte de la procession à la Motte-de-Nevet, c'est-à-dire Plac ar Horn : "...il y avait un prestre, qui prêchait au coin du bois, entouré d'un grand peuple, pendant qu'il y avait une infinité d'autre personnes dans le même bois, qui s'y divertissait. Il y avait des cantines ; on y buvait et mangeait...je voyais tous ces drôles habillés de blanc, de tout côté, pour faire place, roulant du baton... car tout le monde voulait estre proche des reliques et avoir l'occasion de passer dessous et repasser..."

Les reliques avaient donc la place d'honneur à la procession ; un témoin dira qu'elles étaient portées par les prêtres ; le peuple voulait en être proche, passer et repasser dessous, d'où leur protection par la garde blanche du recteur.

 3) Armand Le Bigot parle encore d'une "foule de peuple où il y avait quinze mille personnes au moins, le nombre se peut prendre de la tournée qui contient un espace de trois lieues, sans aucune interruption de peuple, depuis la sortie de la procession de l'église jusquà sont entrée au retour..." , procession qui fait "le chemin très extraordinaire, pour suivre exactement la route qu'on dit que saint Ronan faisait tous les jours...".

Notes

1 PARFOURU Paul, Rixe à Locronan pendant la procession de la troménie, Rennes, Simon, 1897.
2 Le BRAZ Anatole, La troménie de Locronan, La Revue Hebdomadaire, Nourrit et Cie, Paris, 1894, p196-218 et 359-380
3 Le BRAZ Anatole, Au pays des pardons, Rennes, H.Caillère, Paris, A. Lemerre,  1894.
La première édition reprend l’article de la revue hebdomadaire sur la troménie de Locronan ; une édition spéciale de 1912 sera illustrée par 33 eaux-fortes originales de A. Péters-Destéract, et une autre de 1937 contient 53 gravures de Mathurin Méheut.